
texte extrait de
La guerre de course en Méditerranée (1515-1830), colloque de Bonifacio (1999), textes réunis par Michel Vergé-Franceschi et Antoine-Marie Grazziani (une coédition PUPS/éditions Alain Piazzola, 2000 - pages 249 à 257)

Les Corses prisonniers des Barbaresques, libérés par Louis XVI en 1779
(d'après un manuscrit original de la bibliothèque municipale de Bastia1)
"En 1778, la guerre d'Amérique éclate et il est indispensable - depuis que la France a perdu Minorque (1763) - de s'assurer la fidélité de la Corse française depuis 1768, car l'île pourrait être séduite par l'Angleterre ( comme elle le sera d'ailleurs quinze ans plus tard, lors du royaume anglo-corse).
Carte militaire de l'isle de Corse où sont marquées toutes les paroisses et tous les principaux hameaux de chaque pieve (1768)Pour s'attacher les populations corses, Louis XVI imagina alors de faire racheter des Corses détenus comme esclaves à Alger et Tunis, lesquels
"avaient attiré auprès d'eux leurs épouses et leurs enfants". "La présence de ces captifs - rentrant libres dans leur patrie - sera un spectacle bien frappant pour la nation corse et un monument de la bienfaisance du roi".2Louis XVI donne donc ses premiers ordres à Sartine, secrétaire d'Etat à la marine, dès le début des hostilités avec l'Angleterre. Aussi Sartine, excellent restaurateur de la marine française (après Choiseul), commença-t-il par entrer en relation avec le comte de Marbeuf, gouverneur de Corse, Boucheporn, intendant de Corse, et le commissaire des ports et arsenaux en Corse : M. Reynier du Tillet.
En février 1778
3, Sartine entre en relation avec les supérieurs des Ordres de la Rédemption des captifs : celui de Notre-Dame de la Mercy et le Général de l'ordre des chanoines réguliers de la Sainte-Trinité. Mais Louis XVI en reste là. L'année passe et le roi abandonne les Corses à leur sort dans leurs bagnes respectifs d'Alger et de Tunis.
Un an plus tard, les relations entre la France et la Corse sont particulièrement tendues. Les Etats de Corse s'ouvrent à Bastia, le 25 mai 1779. Or le député de la noblesse de Corse - Giacomo Pietro Abbatucci - l'un des principaux personnages de l'île, est en train d'orchestrer une véritable
"fronde" contre Versailles dont il estime la politique d'
"assimilation" à la France beaucoup trop poussée. Homme de grande culture, lettré et poète à ses heures, il est accusé d'être l'auteur d'un pamplet
La Corsica ai suoi figli (
La Corse à ses fils). Fin mai 1779, sur ordre de Louis XVI, il est donc arbitrairement cassé de son grade de lieutenant-colonel d'infanterie (reçu en 1771). Emprisonné à Bastia, il est condamné le 5 juin 1779 par arrêt du Conseil supérieur de la Corse, par quatre voix contre trois, à neuf ans de galère, à la fustigation publique et à la marque au fer rouge ! Toute la noblesse corse réunie à Bastia s'indigne et proteste par solidarité à l'égard d'Abbatucci, maintenu noble le 21 décembre 1776. Le jour de la sentence à Bastia, pas un Corse dans les rues, pas un soldat corse : le bataillon
Provincial, prêt à se soulever (Abbatucci est lieutenant-colonel du
Provincial-Corse est consigné dans ses foyers; pas un témoin sur la place du supplice. Même le bourreau refusa de marquer au fer rouge le futur maréchal de camp puis général comte Abbatucci (1723-1813). Abbatucci fut précipitamment embarqué pour Toulon dans une ambiance irrespirable et alla rejoindre un temps au bagne de Toulon son compatriote, le comte de Petriconi, autre ennemi personnel de Marbeuf, nommé par Louis XVI gouverneur de Corse
4.
Dans cette atmosphère extrêmement lourde, Louis XVI voulut faire un véritable "coup" publicitaire en Corse visant à faire naître
"dans l'âme de ces nouveaux sujets" des
"sentiments d'attachement, de fidélité, de reconnaissance et d'amour".5 Sartine fut aussitôt chargé de reprendre le dossier d'un éventuel rachat de captifs corses dans les bagnes barbaresques afin d'imposer une image positive du roi en Corse. Sartine recontacta donc les supérieurs des deux ordres Rédempteurs et tous deux eurent pour mission de racheter les Corses prisonniers sur
"les fonds dont ils étaient dépositaires."Afin d'enrayer le mécontentement populaire qui gronde en Corse dès les premiers mois de 1779, furent immédiatement dépêchés à Marseille le R.P. André Gache, chanoine régulier de la Sainte-Trinité, ministre de Saint-Nicolas de Pontharmé, procureur général de la Rédemption des captifs et le R.P. Charles-Gaspard Dorvaux, ministre de la maison de Metz, provincial de la province de Champagne, autre religieux de la Sainte-Trinité. L'ordre de la Mercy leur adjoignit deux autres
"commissaires" : le R.P. Cloudchevillan, vicaire général de la Congrégation de Paris et le R.P. de Villa, Provincial de la province de Guyenne.
Très vite, les quatre
"commissaires" entrent en contact avec M. de Saizieu, chevalier de Saint-Michel, consul de France à Tunis, afin de négocier dans l'urgence les conditions d'un éventuel rachat. Se mettent alors en branle le commissaire des ports et arsenaux de Marseille (Bertin), la Chambre de Commerce et l'évêque de Marseille, tous sollicités par le R.P. Gache, dont la pieuse et vieille mère vit toujours à Marseille. En peu de jours, l'affaire est conclue d'abord avec le bey de Tunis puis avec le dey d'Alger : tous deux acceptent de céder aux deux ordres rédempteurs, et pour 250 000 livres environ : 57 esclaves corses, outre
"24 femmes et enfants des dits esclaves." L'opération publicitaire peut donc commencer. C'est la dernière négociation de l'Ancien Régime entre le Roi, les Corses et les Barbaresques.
Ali II Bey (1712-1782), bey de Tunis (1759-1782)
A partir de 1777, le pouvoir effectif est assuré par son fils aîné Muhammad Hammuda Pacha (1759-1814), bey de Tunis (1782-1814)

Premier point positif : certains captifs corses sont
"originaires des environs de Bastia", mais
"un nombre considérable était de Bonifacio". Par conséquent, du Nord au Sud, toute l'île rendra grâce à Louis XVI pour avoir rachetyé un fils, un époux, un père. Deuxième point important : la somme est considérable (un capitaine de vaisseau gagne alors 1800 livres par an). Mais ce sont les ordres rédempteurs qui procèdent au rachat de leurs deniers. La cassette du roi et le budget de la marine ne subiront donc aucune ponction.
Reste à s'assurer du bon état des
"captifs". Un adjoint du bey de Tunis s'en porte garant (Ali-Chiaou) mais l'un d'entre eux mourut néanmoins en Barbarie avant même d'embarquer.
Pour les autres, ils furent rapidement recensés, étant assez souvent restés groupés au bagne, entre compagnons d'infortune, et ayant le plus souvent été capturés ensemble à la mer. Du reste, la plupart sont matelots. Le recensement permit d'établir les deux listes suivants :
Corses rachetés à Tunis en 1779(le chiffre entre parenthèses indique le nombre d'années d'esclavage; on notera un jeune homme qui a passé déjà plus de la moitié de sa vie au bagne (16 années sur 28) et un vieillard de 80 ans qui totalise 41 années d'esclavage).
-
AGOSTINI (Antoine), 39 ans, de Mariana, matelot (12 ans)
-
AITELLI (Félix), 39 ans, matelot, de Mariana, (16 ans)
-
ARA (Antoine) et sa fille
-
ARICCIA (Antoine-Jean d')
-
ASTI (François)
-
BUCUGNIANI (Marc-Antoine), 49 ans, matelot de la paroisse Sainte-Marie de Bonifacio, (18 ans), son épouse Angiela et 5 enfants garçons et filles, dont l'aîné
"n'a que 7 ou 8 ans", preuve du mariage de Marc-Antoine à Tunis au bout de dix années de captivité. Du reste,
"le plus jeune (des enfants) est encore à la mamelle". Arrivée malade à Marseille, Angiela y passa quelques jours au lazaret. Marc-Antoine, malade lui aussi, fut débarqué à Calvi ne pouvant rester à bord jusqu'à Bastia. Il est du reste mort à l'hôpital de Calvi. Quelques secours furent demandés au roi pour sa famille restée
"sans ressources" à peine débarquée
"dans une misère plus affreuse encore que la captivité".-
BUCUGNIANI (Mathieu), son épouse Marie et leurs enfants (un garçon et une fille)
-
CAREGA (Vincent) et Marie-Jeanne son épouse
-
CASTELLINI (Joseph)
-
CIAPARRO (Nicolas)
-
CORSIGLIO (Barthélemy)
-
COSTA (François) et sa fille
-
FERETTI (Marc)
-
FRATINI (Pierre)
-
LANTIERI (Joseph)
-
LANTIERI (Vincent)
-
MARCHETTI (Sébastien), matelot, 80 ans, de Sagona (depuis 41 ans)
-
MARINI (Joseph), matelot, 62 ans, d'Ajaccio (31 ans)
-
MATTEI (André), 44 ans, matelot, de Mariana (12 ans), son épouse Fiora et leurs deux filles.
-
MATTEI (Joseph), 36 ans, matelot, de Mariana (12 ans)
-
MATTEI (Jean-Charles), "grand écrivain", 62 ans, de Nebbio (33 ans)
-
MURLANI (Laurent) et Barbe son épouse
-
NAPOLIONI (Joseph), 36 ans, matelot, de Mariana (17 ans)
-
PAGANO (Dominique)
-
PAGANO (Luc), mort au lazaret à Marseille, durant la quarantaine, le 4 août 1779 aux infirmeries et inhumé le 5.
-
POTESTA (Dominique), matelot, 49 ans, de Mariana (16 ans)
-
ROSSY (Georgio), capitaine, 47 ans, de Sagona, et "chef" du groupe des esclaves ramenés de Tunis (c'est lui qui a la liste de ses compagnons d'infortune). Accompagné de deux de ses filles.
-
SCASSO (Ange)
-
SCIORBA (Boniface)
-
SCIORBA (Jean-Baptiste)
-
TURELLI (Louis)
-
VALLICACCI (Anastase), "Grec Corse", 36 ans, d'Ajaccio, (12 ans) et son épouse Cécile.
"Il paraît sage et honnête" (Marbeuf)
-
VALSI (François), matelot, 54 ans, du diocèse de Mariana, (12 ans).
-
VENTURINI (Augustin), 28 ans, matelot, de Mariana, (16 ans). A peine arrivé à Bastia, ce malheureux jeune homme y est mort. Il est enterré en l'église paroissiale Saint-Jean-Baptiste. Tous les captifs ont assisté à son enterrement.
-
VINCENSINI (Manuel), matelot, 49 ans, de Mariana (16 ans)"
Notes
1. Texte français revu par M. le conseiller de Caraffa in Bulletin de la Société des Sciences historiques et naturelles de la Corse, Bastia, 1886, nos 62 et 63, édit. Ollagnier, p. 163-218
2. Lettre du 28 juillet 1779, ibid, p. 175.
3. C'est le 6 février 1778 que Vergennes propose de signer un traité d'alliance et un traité de commerce entre la France et les USA déclarés indépendants depuis le 4 juillet 1776.
4. Voir notre Histoire de Corse, Paris, le Félin, rééd. 2000, t. II, p. 403-404
5. Lettre du 23 juillet 1779, citée in BSSHNC, fév.-mars 1886, fascicules 62 et 63, année 1886, p. 173.